Des textes

qui rappellent les enjeux de cette mesure


    Le lundi 16 octobre 2006, le conseil d'administration de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm a pris la décision, sur proposition de Madame Canto-Sperber, directrice de l'établissement, d'instaurer, à  compter de la rentrée 2007, un droit d'accès annuel à  la Bibliothèque générale des Lettres : 100 euros pour les archicubes (montant réduit à 50 euros pour les anciens élèves en thèse), 200 euros pour les autorisés. Cette décision a été adoptée par neuf voix contre sept et malgré l'opposition générale des représentants des personnels et élèves de l'École normale ; elle a été mise au vote alors que les élus n'ont eu connaissance du projet qu'en arrivant au conseil, à 9h30, et malgré leur demande de report pour plus ample examen. Cette mesure met gravement en péril la vitalité même de cet exceptionnel instrument de travail intellectuel que constitue la Bibliothèque.
    En effet sans le soutien constant et bénévole de la communauté des lecteurs qui la fréquente, et les relations de confiance et de collaboration mutuelles qui existent depuis plus de deux siècles entre des générations de lecteurs et le personnel de la Bibliothèque, jamais celle-ci n'aurait pu et ne pourrait accomplir les missions scientifiques qui sont les siennes : être un véritable laboratoire de recherche au service, selon des modalités complémentaires, d'une communauté de savants qui va du conscrit au chercheur confirmé. La générosité des lecteurs sollicitée à la suite de l'inondation de 2003 – plus de 13 000 euros récoltés ; 5000 euros en moyenne par an en période normale, selon une plaquette diffusée par la bibliothèque l'an dernier – a donné la mesure de leur attachement à leur Bibliothèque.
    Instaurer une dîme, quel qu'en soit le montant, signifie rompre ce précieux équilibre et organiser délibérément  la désertification et la ruine de la Bibliothèque : la fréquentation chutera de manière drastique, car, en République, nul fonctionnaire n'est obligé de payer pour avoir accès à son instrument de travail ; les dons qui sont de plus en plus à l'origine d'une part considérable des livres entrés à la Bibliothèque – plus du quart en 2005 – disparaîtront, et par là même, les possibilités d'échange avec les bibliothèques européennes et au-delà de l'Europe. La fuite des savants étrangers se soldera par une atteinte portée au rayonnement international de l'École normale – l'indice des citations de la bibliothèque dans les remerciements de maints ouvrages fait foi du profit qu'ils tirent de leur passage, et de leur reconnaissance pour la bibliothèque. Les conseils bibliographiques dispensés par les lecteurs pour les achats s'évanouiront. La bibliothèque sera réduite à un cimetière sans lecteurs ni crédits.
    Au total cette mesure, scandaleuse en son principe, est techniquement inepte. C'est pourquoi les soussignés exigent son abrogation immédiate et l'engagement de la puissance publique et de ses représentants à assumer les devoirs financiers qui leur incombent en matière de politique scientifique.

Michel-Yves Perrin, archicube, professeur à l'Université de Rouen


Pourquoi il faut dire non à la Bibliothèque payante


   Le numéro de Normale sup’ info du mois de juin 2006 s’achevait sur cette note singulière : «...nous voici cependant aculés à envisager l’instauration de frais de bibliothèque à l’horizon 2007. Cela n’a rien en soi d’exceptionnel ni de scandaleux...» La précaution oratoire trahissait la crainte de provoquer chez «nombre de lecteurs» une vive réaction contre un tel «bouleversement». Nous apprenons à présent que le Conseil d’Administration vient de faire voter cette décision malheureuse : désormais tous les lecteurs devront payer pour accéder aux livres de la rue d’Ulm. Finances obligent, dit-on en haut lieu. Tout d’abord, le problème financier de la Bibliothèque doit être débattu au sein d’une assemblée réellement ouverte à ses lecteurs, sous peine de les voir s’en désintéresser rapidement : un collectif doit se rassembler d’urgence pour solidariser les volontés et les moyens autour de la Bibliothèque. Ensuite, quelques vérités valent d’être rappelées. La Bibliothèque est d’abord celle de l’Ecole Normale. Son projet, son histoire, sa conception même sont subordonnés à la vie intellectuelle normalienne, à la recherche de haut niveau et à l’enseignement universitaire. La bibliothèque n’est ni un centre de documentation, ni un lieu de conservation. Son public est constitué de ses élèves, de ses archicubes et de ses autorisés. Surtout, sa gratuité séculaire n’est ni le fruit d’une tradition, ni le droit coutumier d’une élite, mais la contrepartie de «l’entrée à l’Ecole», exactement au même titre que l’enseignement des caïmans. La gratuité de la Bibliothèque découle fondamentalement de l’obligation, pour l’«école de la République», de mettre tous les instruments scientifiques à la disposition des lauréats de son concours, obligation dont les autorisés bénéficient eux-mêmes par extension. Or, on veut nous faire payer ce droit inaliénable. Voudra-t-on, demain, sous prétexte de rentabiliser l’enseignement rue d’Ulm, rendre aussi ce dernier payant ? La rentabilisation de la Bibliothèque n’est pas une menue question financière, pas même un expédient obligatoire, elle est une négation fondamentale de la philosophie et de l’esprit républicain qu’incarne la rue d’Ulm au service de l’Etat français. Elle est une autre étape dans la destruction, après quelques tentatives avortées de concours parallèles et de fusions. En outre, elle est un procédé qui ne manquera pas de faire fuir ses lecteurs et ses amis, dont beaucoup garantissent bénévolement chaque année, par leurs dons, une entrée bien supérieure aux 100 euros ou 200 euros qu’on cherche à leur imposer. Accepter maintenant cet impôt reviendrait à accepter bientôt des atteintes plus graves. Notre devoir est de dire non.

Stéphane Toussaint, archicube - CNRS

Lettre d'une archicube à la directrice de l'ENS

Madame la Directrice,


    J'ai appris avec stupéfaction la décision prise par le dernier conseil d'administration de l'École d'imposer aux lecteurs de la bibliothèque de la rue d'Ulm, élèves actuels exceptés, une redevance annuelle conséquente. Dans la pratique, un tel choix revient à réserver l'accès de la bibliothèque à un club privé, fermé et presque exclusivement parisien, car il va de soi que, quand on habite en province et que l'on n'a pas la possibilité matérielle de se rendre régulièrement à la bibliothèque, on sera conduit par une telle mesure à n'y plus venir du tout, tandis que les lecteurs qui se seront acquittés de la redevance auront à cœur de l'amortir par une fréquentation assidue. L'introduction d'une telle discrimination dans un contexte déjà déséquilibré à bien des points de vue me paraît contraire à l'esprit républicain dont l'École me semblait jusqu'ici une incarnation partielle.

    Sur le plan des principes, l'imposition d'une redevance me paraît en effet contrevenir à la tradition et donc à l'engagement implicite de l'État vis-à-vis des élèves de l'École. Je ne vous apprendrai rien, sans doute, en vous disant que, de mon point de vue, la jouissance de la bibliothèque est le principal avantage que l'on obtienne à son entrée à l'École. Comme vous le savez aussi, cette bibliothèque est plus qu'un lieu de travail et de consultation des livres, c'est aussi l'organe vital de l'École. Par le changement de nature qui est envisagé, l'École ne pourrait que se vider d'une bonne part de sa substance. Et les anciens élèves comprendraient mal de se trouver soudainement exclus au profit des bons payeurs.

    Tout en étant moi-même une ancienne élève, je n'en suis pas moins en désaccord avec la proposition qui concerne les autorisés. Il est certain que la bibliothèque est devenue depuis longtemps non seulement la bibliothèque des élèves, mais une bibliothèque de chercheurs, et c'est - en même temps que le signe des graves carences dont souffre la recherche en France - tout à la gloire de notre établissement. Dès lors qu'on a décidé d'ouvrir l'accès de la bibliothèque à des chercheurs extérieurs, je ne vois aucune raison pour les sélectionner par l'argent ou par la proximité de leur domicile.

    Je n'ignore pas que la décision qui a été prise, dans des conditions du reste peu glorieuses si l'on en croit certains témoins, visait à remédier à une situation matérielle de plus en plus difficile. Certaines pistes seraient peut-être à explorer comme d'inciter les lecteurs, anciens élèves et autorisés, à faire systématiquement don de leurs publications à la bibliothèque dès leur parution. Mais il ne me paraît pas acceptable que les chercheurs, qui paient déjà tant de leur personne et de leurs ressources pour pouvoir s'adonner à leur activité, fassent une fois de plus les frais du désengagement de l'État envers lequel ils ont pourtant toujours rempli toutes leurs obligations.

    C'est pourquoi je me permets de vous dire, Madame la Directrice, combien je souhaiterais que le conseil d'administration de l'École revienne sur cette décision et la discute à tout le moins dès sa prochaine réunion dans des conditions démocratiques normales.

    Je vous prie d'agréer, Madame la Directrice, l'expression de mon profond respect.

Dominique Lenfant, ancienne élève,
Maître de conférences d'histoire grecque à l'université Marc Bloch (Strasbourg)