Le numéro de Normale sup’ info du mois de juin 2006
s’achevait sur cette note singulière : «...nous voici cependant aculés
à envisager l’instauration de frais de bibliothèque à l’horizon 2007.
Cela n’a rien en soi d’exceptionnel ni de scandaleux...» La précaution
oratoire trahissait la crainte de provoquer chez «nombre de lecteurs»
une vive réaction contre un tel «bouleversement». Nous apprenons à
présent que le Conseil d’Administration vient de faire voter cette
décision malheureuse : désormais tous les lecteurs devront payer pour
accéder aux livres de la rue d’Ulm. Finances obligent, dit-on en haut
lieu. Tout d’abord, le problème financier de la Bibliothèque doit être
débattu au sein d’une assemblée réellement ouverte à ses lecteurs, sous
peine de les voir s’en désintéresser rapidement : un collectif doit se
rassembler d’urgence pour solidariser les volontés et les moyens autour
de la Bibliothèque. Ensuite, quelques vérités valent d’être rappelées.
La Bibliothèque est d’abord celle de l’Ecole Normale. Son projet, son
histoire, sa conception même sont subordonnés à la vie intellectuelle
normalienne, à la recherche de haut niveau et à l’enseignement
universitaire. La bibliothèque n’est ni un centre de documentation, ni
un lieu de conservation. Son public est constitué de ses élèves, de ses
archicubes et de ses autorisés. Surtout, sa gratuité séculaire n’est ni
le fruit d’une tradition, ni le droit coutumier d’une élite, mais la
contrepartie de «l’entrée à l’Ecole», exactement au même titre que
l’enseignement des caïmans. La gratuité de la Bibliothèque découle
fondamentalement de l’obligation, pour l’«école de la République», de
mettre tous les instruments scientifiques à la disposition des lauréats
de son concours, obligation dont les autorisés bénéficient eux-mêmes
par extension. Or, on veut nous faire payer ce droit inaliénable.
Voudra-t-on, demain, sous prétexte de rentabiliser l’enseignement rue
d’Ulm, rendre aussi ce dernier payant ? La rentabilisation de la
Bibliothèque n’est pas une menue question financière, pas même un
expédient obligatoire, elle est une négation fondamentale de la
philosophie et de l’esprit républicain qu’incarne la rue d’Ulm au
service de l’Etat français. Elle est une autre étape dans la
destruction, après quelques tentatives avortées de concours parallèles
et de fusions. En outre, elle est un procédé qui ne manquera pas de
faire fuir ses lecteurs et ses amis, dont beaucoup garantissent
bénévolement chaque année, par leurs dons, une entrée bien supérieure
aux 100 euros ou 200 euros qu’on cherche à leur imposer. Accepter
maintenant cet impôt reviendrait à accepter bientôt des atteintes plus
graves. Notre devoir est de dire non.
Madame la Directrice,
J'ai appris avec stupéfaction la
décision prise par
le dernier conseil d'administration de l'École d'imposer aux
lecteurs
de la bibliothèque de la rue d'Ulm, élèves actuels exceptés, une
redevance annuelle conséquente. Dans la pratique, un tel
choix revient à réserver l'accès de la
bibliothèque à un club privé,
fermé et presque
exclusivement parisien, car il va de soi que, quand on habite en
province et que l'on n'a pas la possibilité
matérielle de se rendre
régulièrement à la
bibliothèque, on sera conduit par une telle mesure à
n'y plus venir du tout, tandis que les lecteurs qui se seront
acquittés
de la redevance auront à cœur de l'amortir par une
fréquentation
assidue. L'introduction d'une telle discrimination dans un contexte
déjà
déséquilibré à bien
des points de vue me paraît contraire à
l'esprit républicain dont l'École me semblait
jusqu'ici une incarnation
partielle.
Sur le plan des principes, l'imposition d'une
redevance me paraît en effet contrevenir à la
tradition et donc à
l'engagement implicite de l'État vis-à-vis des élèves de l'École. Je ne
vous apprendrai rien, sans doute, en vous disant que, de mon point de
vue, la jouissance de la bibliothèque est le principal
avantage que
l'on obtienne à son entrée à
l'École. Comme vous le savez aussi, cette
bibliothèque est plus qu'un lieu de travail et de
consultation des
livres, c'est aussi l'organe vital de l'École. Par le
changement de
nature qui est envisagé, l'École ne pourrait que
se vider d'une bonne
part de sa substance. Et les anciens élèves
comprendraient mal de se
trouver soudainement exclus au profit des bons payeurs.
Tout en étant moi-même une
ancienne élève, je n'en
suis pas moins en désaccord avec la proposition qui
concerne les
autorisés. Il est certain que la bibliothèque
est devenue depuis
longtemps non seulement la bibliothèque des élèves, mais une
bibliothèque de chercheurs, et c'est - en même
temps que le signe des
graves carences dont souffre la recherche en France - tout à la gloire
de notre établissement. Dès lors qu'on a
décidé d'ouvrir l'accès de la
bibliothèque à des chercheurs
extérieurs, je ne vois aucune raison pour
les sélectionner par l'argent ou par la
proximité de leur domicile.
Je n'ignore pas que la décision qui a été prise,
dans des conditions du reste peu glorieuses si l'on en croit certains
témoins, visait à remédier à une situation matérielle de plus en plus
difficile. Certaines pistes seraient peut-être à explorer comme
d'inciter les lecteurs, anciens élèves et
autorisés, à faire
systématiquement don de leurs publications à
la bibliothèque dès leur
parution. Mais il ne me paraît pas acceptable que les
chercheurs, qui
paient déjà tant de leur personne et de leurs
ressources pour pouvoir
s'adonner à leur activité, fassent une fois
de plus les frais du
désengagement de l'État envers lequel ils ont
pourtant toujours rempli
toutes leurs obligations.
C'est pourquoi je me permets de vous dire, Madame la
Directrice, combien je souhaiterais que le conseil d'administration de
l'École revienne sur cette décision et la discute à tout le moins dès
sa prochaine réunion dans des conditions
démocratiques normales.
Je vous prie d'agréer, Madame la
Directrice,
l'expression de mon profond respect.